L'étude des ânes du Centre de la France conduit parfois l'historien à d'étranges rencontres. L'une d'elles a révélé la figure haute en couleurs d'un marinier anonyme, insoumis, qui a marqué la mémoire des riverains du canal du Berry entre les deux guerres.
Cet article a été initialement publié en 1997, dans Grand Noir, bulletin de liaison de l'AFAGNB. Il m'a semblé intéressant de lui donner une seconde vie.
Clémenceau! Assassin!
Il y avait longtemps qu'on ne l'avait pas entendu, celui là et, ce matin, son cri a retenti jusque dans le centre-ville. Cela exaspère les Saint-Amandois bien pensants. Il faudrait quand même faire quelque chose, mais quoi?
-Les gendarmes? Vous n'y pensez pas! Un ancien poilu, ça des droits...
Alors, on laisse faire.Ça lui passera bien un jour.
-Clémenceau! Assassin!
Le cri claque comme un éclat d'obus dans un nid de barbelés et il en a vu, notre marinier, des obus et des barbelés, tachés de rouille et tachés de sang. Et, ce 11 novembre, alors que les gardes-champêtres à la mine sévère appellent le nom des morts devant un parterre de veuves et d'orphelins pleurant sur leurs galoches, lui veut qu'on se souvienne de ce que la République a fait à ses copains bleu-horizon. Comme, rentré de la guerre, il lui a bien fallu racheter deux ânes pour tracter sa péniche, l'idée lui est venue d'en baptiser un "Assassin", tandis que l'autre héritait du patronyme "Clémenceau".
Ainsi, à chacun de ses arrêts à Saint-Amand, après avoir séché quelques fonds de verres à l'Hôtel de la Marine à la mémoire de ceux qui y sont restés, l'homme retourne vers son gagne-pain en traînant ses semelles sur les caillous.
Comme il faut bien donner de la gueule pour encourager les ânes à décoller la péniche du quai, et tant pis pour ce qu'en penserons gendarmes et bourgeois du lieu, notre rescapé des champs de Mort hurle à tous les vents deux mots aussi mordants que la bise de novembre:
-Clémenceau! Assassin!