Débutant dans l'activité, il nous a souvent été recommandé de sevrer nos premiers ânons à six mois, comme tous le monde. En général, faisant confiance à la tradition et à l'expérience des anciens, on ne cherche pas plus loin. Encore récemment, discutant avec des propriétaires, il m'a semblé que cette pratique avait la vie dure, malgré son anachronisme et le peu de bien qu'elle apporte à l'animal.
En effet, l'usage de séparer les jeunes ânes de leurs mères à six mois est un souvenir de l'époque où les paysans vivant de la polyculture cherchaient à multiplier les sources de revenus. Vendre un âne le plus tôt possible était une façon de gagner rapidement de l'argent. Si certains éleveurs peuvent avoir encore aujourd'hui ce genre de soucis, il faut reconnaître que la grande majorité des âniers n'attendent pas après la vente de leurs animaux pour vivre, loin s'en faut.
Un autre argument parfois avancé est le bénéfice que retire une ânesse gestante de la séparation avec son dernier petit, le lait produit étant un manque pour le fœtus en gestation. La mère s'épuiserait moins, et le futur petit âne serait plus fort grâce aux protéines économisées. Si, dans des conditions de précarité de la ressource alimentaire, on pourrait admettre cette explication, nous savons tous qu'en général nos ânes sont trop nourris, et que toutes les ânesses suitées ne sont pas saillies au retour des chaleurs. De plus, au bout de quelques semaines, le nouveau-né commence à brouter quelques végétaux et ne consomme plus beaucoup de lait maternel.
Il me parait donc important de dénoncer une méthode d'élevage qui ne se justifie pas et qui provoque un traumatisme tout à fait inutile pour nos animaux. Après avoir suivi plus d'une vingtaine de naissances dans mon élevage, il apparaît clairement que deux ânesses sevrées prématurément, l'une à quatre mois, suite à un incident et l'autre à six, par séparation forcée avec sa mère, présentent des troubles de l'humeur et parfois du comportement que je ne retrouve sur aucun autre de mes animaux, tant jeunes qu'adultes.
Le sevrage se fait naturellement. La mère repousse l'ânon par des morsures et des coups de pieds lorsqu'elle ne veut plus l'alimenter, dans l'année quand l'ânesse est pleine, parfois à plus d'un an, lorsqu'elle n'attend pas de petit.
Profitons du sujet pour répondre à une question marginale: un ânon peut-il être nourri par une autre femelle que sa mère?
Des cas ont été décrits de femelles ayant perdu leurs petits adoptant des ânons orphelins. Personnellement, aucun des mes collègues proches n'a jamais constaté une telle situation. En revanche, j'ai pu observé un cas plus amusant que vraiment significatif, mais l'anecdote mérite d'être rapportée. Ayant participé au Grand Prix de la ville de Paris à l'occasion du Salon du cheval, j'ai accompagné en 1997 ou 1998 les quelques vingt ânes et ânesses concurrents dans leur trajet aller/retour Lignières/Paris. Pour plus de sécurité, le transporteur avait séparé dans son camion les mâles des femelles, et les femelles des ânons, qui n'ont pu téter pendant les quatre ou cinq heures du voyage du retour. A l'arrivée à l'ancienne station des Haras nationaux de Lignières, nous avons lâché les ânons au milieu des mères, pensant que chacun retrouverait la sienne. Nous avons eu la surprise de retrouver une ânesse, Fiat, avec un ânon pendu à chaque mamelle pendant qu'une femelle errait désespérément dans la cour de la station en cherchant son petit. De quoi faire mentir la devise "ventre affamé n'a pas d'oreilles"!